[DMA] Chapitre 4 : "Entre la soumission, la peur ou l'abandon" — la peur

Je me réveillai dans une chambre d'hôpital, le poignet gauche bandé. Je me sentais nauséeux et comateux. Apparemment, j'avais raté mon coup ! Sans surprise, je me rendis compte que j'étais seul. J'essayai de me réfugier dans ma carapace de mec insensible pour me convaincre que je n'avais besoin de personne mais la vérité est que je crevais d'envie que l'on me rassure, que l'on m'étreigne, que l'on me dise : « Ne t'en fais pas, tout ira bien, je suis là. »

Mais j'étais bel et bien seul avec mes peurs.

Le premier être humain que je vis fut la psychiatre, chargée d'évaluer la gravité de mon geste. En répondant à ses questions, j'eus l'impression de cocher toutes les mauvaises cases. Rupture familiale avec placement en foyer d'urgence puis famille d'accueil. Difficultés scolaires. Abus d’alcool et de tabac (et parfois de drogue). Abus sexuels. Là, je refusai de donner des détails et de dénoncer mon violeur.

« As-tu l'intention d'en parler à ton tuteur ? Non ? A ton père ou ta mère d'accueil ? »

Je serrai les poings sur mes draps immaculés pour contenir mes cris de rage et d'impuissance. Comment me confier à cette femme qui travaillait dans le même hôpital que le sensationnel professeur Nigrand ? Comment me fier à un système qui avait déjà cru la version de la bête qui s'était servie de mon dossier personnel contre moi pour me décrédibiliser ?

Malgré tout, je gardai le pathétique espoir que les adultes allaient me sauver de ses griffes et j'essayai désespérément de lui tendre la perche :

« Si je vous disais qui m'a violé, vous ne me croiriez pas !

— Je n'ai pas à te croire ou à ne pas te croire, je suis là pour t'aider à aller mieux... »

Sa réponse me déçut affreusement, me recroquevillant dans mon silence.

Je dus subir des examens complémentaires qui confirmèrent mes viols à répétition. Mais je ne voulais toujours pas donner le nom de mon agresseur. Ni déposer plainte. Je n'y arrivais pas, persuadé que personne ne voudrait ajouter foi à ma parole. Je voulais juste oublier ce calvaire qui avait duré deux ans et me convaincre qu'il ne serait bientôt plus qu'un lointain souvenir. Que cette tentative de suicide suffirait à elle seule à dissuader mon violeur de recommencer. 

Mon calvaire se rappela à moi quand il me rendit visite le lendemain. Je savais qu'il appréhendait autant que moi cette visite mais il ne pouvait la remettre indéfiniment sans que cela ne finisse par paraître suspect.

Malgré tout, son aplomb me sidéra.

Je ne pus m'empêcher de lâcher, avec une certaine ironie désabusée :

« Il paraît que c'est à vous que je doive la vie sauve ! Vraiment, il ne fallait pas vous donner cette peine...

— Tu m'as fait très peur, Célian ! Je suis arrivé juste à temps pour éviter le pire... »

S'attendait-il à ce que je l'en remercie ? Je me tus, décidé à ne pas lui faciliter les choses.

« On m'a dit que tu refusais de donner le nom de ton violeur. Pourquoi ? »

Je sursautai, ne m'attendant pas du tout à ces paroles aussi hypocrites que dégueulasses. A quel jeu pervers s'adonnait-il ? Mais sa question était de pure forme car il continua sans attendre ma réponse, faussement obligeant.

« Tu as peur que personne ne te croie, c'est ça ? A cause de ton passé ?

— Q-que... que... que voulez-vous dire? bégayai-je pitoyablement.

— Les pipes que tu as faites à tes petits camarades dans les chiottes de ton collège contre rétribution. Tes dessins pornographiques en primaire. Tes paroles et ton geste obscènes auprès de Mme Yamamoto. La prostitution occasionnelle de ta mère pour payer les factures. Oups ! Personne ne sait pour ta mère, n'est-ce pas ? Ce serait dommage que ta plainte n'entraîne une enquête approfondie, lui ôtant toute chance de recouvrer ses droits parentaux ! »

Mon corps réagit en se rétractant d'horreur et je sentis des larmes couler silencieusement sur mes joues. Je continuai néanmoins à me taire, glacé de la honte la plus profonde. Honte pour lui et son pathétique chantage. Honte pour moi et ma pathétique lâcheté.

Je me crispai douloureusement quand je le vis s'approcher. Non ! Il n'oserait quand même pas ? Pas ici ? Pas avec tout le personnel et les visiteurs déambulant dans le couloir ?

Mais il se contenta de s'asseoir sur le rebord du lit et de saisir ma main dans la sienne.

« Tu nous manques à tous, Célian ! Il nous tarde que tu reviennes à la maison !

— Je ne reviendrai pas et vous le savez très bien, réussis-je enfin à articuler. Au contraire, vous allez m'aider à retourner en foyer et à empêcher que je sois à nouveau placé dans une famille d'accueil... »

Son regard me fouillait, cherchant à évaluer ma détermination mais il dut s'apercevoir que j'avais atteint mes limites.

« C'est vraiment ce que tu veux ? Tenta-t-il une dernière fois.

— Oui, ce sera le prix de mon silence et ce n'est pas cher payé... »

C'est ainsi que nous trouva le staff médical, dans cette touchante position où le chirurgien reconnu tenait la main du pauvre adolescent paumé qu'il avait accueilli chez lui et dont il venait de sauver la vie. La bête serait toujours plus forte que moi. Plus forte que le système dont il pervertissait le fonctionnement. Mais au moins, j'avais obtenu ce que je voulais. Être éloigné de lui à jamais.

Je me rétractai donc sur le viol mais j'avais besoin de les convaincre que mon geste n'était qu'une bêtise. Qu'une lubie d'adolescent n'ayant pas supporté une rupture amoureuse et ayant tenté de se venger d'un petit-ami qui pratiquait avec lui le sexe de manière un peu trop enthousiaste.

Je dus me montrer convaincant car ils me laissèrent quitter les urgences psychiatriques au bout de quelques jours. Enfin, à condition que j'accepte de me rendre dans une maison de repos pour une durée de trois semaines et que je m'engage à coopérer avec un psychiatre, à raison d'une séance par jour. 

Ces trois semaines se passèrent pour moi dans un état second. On m'empêchait de penser à coup de médicaments mais on était à l'écoute, on frappait à la porte de ma chambre avant d'entrer et je me sentais en sécurité comme je ne l'avais pas été depuis bien trop longtemps. Je dormais enfin sans crainte ; je n'avais plus besoin de tendre l'oreille pour guetter ses pas dans le couloir ni le grincement de ma porte ; je ne me réveillais plus en sursaut la nuit, en sentant le poids de son corps sur le mien ; ni ne me réveillais roulé en boule par terre loin du lit qui représentait pour moi un danger.

Malgré la bienveillance du staff médical, je ne pouvais m'empêcher de me méfier des ces adultes qui constituaient tous à mes yeux des traîtres en puissance et restai sur ma version de la rupture amoureuse. Je me surprenais parfois à admirer mes talents de comédien et la crédibilité du personnage que je m'étais inventé pour qu'ils me croient et ne me gardent pas au-delà de ce qui avait été convenu. Je mis en sourdine mon caractère rebelle et provocateur et leur donnai patiemment les réponses qu'ils attendaient.

Peu avant ma sortie, mon médecin référent me donna par écrit les coordonnées d'un correspondant que j'avais rencontré au centre et que je pourrais consulter rapidement en cas de besoin tout en m'expliquant que mon tuteur serait amené à organiser régulièrement des  réunions de synthèse entre moi et des intervenants extérieurs pour voir si j'étais sur la voie de la guérison. Evidemment, cette perspective me gavait mais j'avais décidé de faire profil bas pour être débarrassé de cette surveillance le plus rapidement possible. 

Ma pauvre paix retrouvée vola en éclats l'avant-dernier jour, quand la porte s'ouvrit sur Camille Nigrand.

Après un moment de stupeur, j'attaquai avec hargne :

« Que faites-vous ici ? Vous oubliez notre accord !

— Je suis venu voir si tu ne manquais de rien et t'apporter tes affaires. J'ai pensé que tu préférerais partir directement pour le foyer d'accueil. »

Soulagé, j'opinai de la tête. Il posa sur le lit une valise qu'il m'invita à ouvrir.

« Vérifie au moins qu'il ne te manque rien ! »

Je trouvai en haut de la pile de vêtements un livre : Lolita de Nabokov que je me retins à grand peine de jeter immédiatement à la poubelle — je savais de quoi retournait ce bouquin pour en avoir discuté avec Camille Nigrand quand celui-ci incarnait encore à mes yeux le père idéal et sa présence dans mes affaires constituait pour moi un camouflet sordide — , puis, entre les plis d'une chemise une enveloppe assez volumineuse. Je n'avais pas besoin de l'ouvrir pour savoir ce qu'elle contenait : le prix de mes complaisances avec lui.

Durant mon inspection, il s'était avancé vers ma table de chevet et retournait entre ses doigts une des lettres que mon frère m'envoyait régulièrement de sa prison. Je me retins à grand peine de la lui arracher des mains mais je préférais rester loin de lui.

« Depuis combien de temps n'as-tu pas vu ton frère ?

— Qu'est-ce que ça peut vous foutre ?

— Logan, c'est ça ?

— ...

— Tu n'aimerais pas le revoir ?

— P-pardon ?

— Je sais que tu ne l'as pas revu depuis son incarcération il y a cinq ans malgré tes demandes de visite répétées auprès de ton tuteur, mais je suis sûr que je peux t'obtenir un droit de visite pour la prison de Windenburg... »

Je me sentais déchiré par cette proposition tant mon frère me manquait mais je n'étais plus assez naïf pour croire qu'il n'y aurait aucune contrepartie. Ma raison me commandait de chasser ce monstre manipulateur de ma chambre tandis qu'une partie de moi s'y refusait, attirée par la séduisante perspective de revoir mon grand frère, de lui parler, de le serrer dans mes bras. Il était le seul auprès duquel j'espérais puiser du réconfort. Le seul à savoir me consoler sans que j'aie besoin de rien expliquer. Le seul allié qui me restait. Le seul. Le seul. Le seul.

Aussi quand je vis le professeur Nigrand se diriger vers la sortie suite à mon silence prolongé, je me faufilai entre lui et la porte pour le retenir encore un peu.

« Si vous avez vraiment ce pouvoir, pourquoi n'avez-vous rien fait en ce sens durant mon séjour chez vous  ?

— Parce que tu ne me l'as jamais demandé, Célian. Demande-le-moi... »

Je le regardai, cherchant à deviner quel piège il me tendait. Il n'était bien sûr pas question de piège, seulement d'un rapport de force dont j'allais évidemment sortir vaincu. Car il connaissait mes points faibles. Tous mes points faibles.

« Vous me promettez que ce sera la dernière fois ? Et que je pourrai revoir mon frère ?

— Demande-le-moi, Célian...

— Je veux revoir mon frère, s'il vous plaît !

— Tu as ma parole... »

J'entendis la clé tourner dans la serrure et sentis sa main m'accoler fermement. Alors je le laissai faire de moi ce qu'il voulait. Une toute dernière fois.

 

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